La majorité des juges de la Chambre préliminaire II de la Cour pénale internationale (CPI) ont décidé qu’ils n’ont pas le pouvoir de libérer trois témoins détenus au Quartier Pénitentiaire de la CPI depuis le début de 2011. Mme la juge Christine Van den Wyngaert a affirmé, dans une opinion divergente, que la CPI ne respecte pas les droits des témoins et qu’ils doivent être libérés immédiatement.
Les témoins ont été appelés à témoigner en faveur de Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo, qui ont été accusés de crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis à Bogoro, un village de la République démocratique du Congo (RDC). En décembre 2012, Ngudjolo a été acquitté de toutes les accusations, et il attend le jugement en appel dans son cas. Germain Katanga est toujours en procès, dans l’attente d’une décision sur les changements potentiels dans les accusations portées contre lui.
Avant de venir témoigner, les témoins avaient été emprisonnés en RDC en attendant des charges liées au conflit. Ils ont donc été incarcérés au Quartier Pénitentiaire de la CPI pendant leur présence à La Haye.
La détention des témoins a créé une foule de complications et donné lieu à maints débats juridiques portant sur la CPI, les juridictions nationales néerlandaises, le gouvernement de la RDC, et la Cour européenne des droits de l’homme. Des appels concernant les demandes d’asile des témoins, qui ont d’abord été rejetés, sont actuellement pendants devant les tribunaux néerlandais chargés des affaires d’immigration. Les autorités néerlandaises ont affirmé à maintes reprises que les témoins doivent rester au Quartier Pénitentiaire de la CPI jusqu’à l’aboutissement de leur procédure d’asile. Les avocats des témoins disent que cela pourrait signifier la détention sans inculpation des témoins pendant plusieurs années. Le gouvernement de la RDC soutient que les témoins auraient dû être retournés à la RDC dès la fin de leur témoignage.
Au cours de leur témoignage, les témoins ont impliqué le président de la RDC, Joseph Kabila, dans les crimes commis à Bogoro. Pour cela, disent-ils, ils risquent la torture ou la mort en cas de renvoi en RDC. C’est pourquoi ils ont demandé l’asile aux Pays-Bas.
Pendant que les autorités néerlandaises traitaient ces demandes d’asile, les témoins sont restés au Quartier Pénitentiaire de la CPI pendant près de deux ans. Selon leurs avocats, cette détention est injuste et ils ont demandé à la Chambre préliminaire de la CPI d’y mettre un terme. Les avocats soutiennent que cette détention prolongée, sans charges et sans raison valable, viole l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et l’article 13 (droit à un recours effectif devant une instance nationale) de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).
La majorité de la Chambre de première instance a rappelé son souhait initial de trouver une solution rapide à cette situation urgente et sans précédent. La majorité se plaint de l’approche stricte adoptée par les autorités néerlandaises et congolaises et note que les efforts visant à trouver une solution à travers des consultations avaient échoué.
Obligations légales concurrentes
La majorité a estimé que l’article 93 (7) du Statut de Rome crée une double obligation : maintenir en détention les témoins précédemment détenus lors de leur témoignage et les retourner à l’Etat d’où ils sont venus aussitôt après la fin de leur témoignage. Cependant, a fait remarquer la majorité de la chambre de première instance, l’obligation de restituer des témoins n’est pas absolue.
Comme on l’a noté précédemment, la majorité a expliqué qu’il est question de concurrence de normes juridiques. Il y a d’abord l’obligation en vertu de l’article 21 (3) d’appliquer le Statut de Rome en tant qu’autorité juridique primaire. Le Statut de Rome, comme il est indiqué ci-dessus, déclare dans l’article 93 (7) que les témoins doivent être retournés aussitôt après la fin de leur témoignage. Toutefois, l’article 21 (3) dit aussi que la Chambre doit respecter le droit international relatif aux droits humains, y compris, selon la majorité, le droit non susceptible de dérogation (jus cogens) du non-refoulement, qui interdit le retour des témoins au cas où leurs droits de l’homme pourraient être violés. La majorité de la chambre a déclaré que si elle avait décidé de renvoyer les trois témoins aussitôt après leur témoignage, ils auraient été privés de ce droit fondamental. Selon la majorité, la seule façon de se conformer à cette règle de droit international de non -refoulement était de « suspendre temporairement » l’article 93 (7) et, si les Pays-Bas s’engagent à accorder l’asile aux témoins, ne pas l’appliquer.
Les témoins ont fait valoir que leur maintien en détention porte atteinte à leur droit à la liberté. La majorité de la Chambre de première instance a conclu que le droit à la liberté, et le droit corollaire d’être libre d’arrestation et de détention arbitraire, ne sont pas des droits inaliénables en vertu du droit international, à la différence du principe de non-refoulement. Cette distinction semble influencer l’opinion de la majorité selon laquelle elle avait l’obligation d’assurer la protection en cas de non-refoulement, mais pas dans le cas de la privation de liberté.
La majorité n’a pas jugé qu’elle était l’autorité compétente pour décider si les témoins peuvent légalement être retournés en RDC sans violer le principe de non-refoulement. Il appartenait aux tribunaux néerlandais de décider de cette question, selon la majorité de la Chambre de première instance de la CPI. Cette majorité a déclaré que si les juridictions néerlandaises rejettent la demande d’asile des témoins, ce qui signifie que les juridictions néerlandaises auraient à décider qu’il n’y avait pas violation du principe de non-refoulement, la CPI aurait alors l’obligation de les restituer à la RDC. Toutefois, si les autorités néerlandaises décident d’accéder à la demande d’asile des témoins, la CPI serait alors dans l’incapacité de retourner les témoins à la RDC car elle violerait les droits fondamentaux des témoins. Dans ce cas, a conclu la majorité, elle remettrait les témoins aux autorités néerlandaises. Selon la majorité, d’un point de vue purement juridique, cela ne signifierait pas qu’ils allaient nécessairement « être remis en liberté ».
L’article 93 (7) ne permet pas à la CPI de libérer une personne qui y a été temporairement transférée – cette décision appartient à l’Etat qui a effectué le transfert. La majorité distingue entre la « détention » des témoins par la RDC et leur maintien en « garde à vue » par la CPI. L’article 93 (7) du Statut de Rome ne constitue pas un acte judiciaire de la CPI autorisant la détention de témoins déjà détenus par l’état qui les envoie, a conclu la majorité de la Chambre de première instance. Les témoins ont été arrêtés selon le système judiciaire congolais, a ajouté la majorité, et elle n’a donc aucune compétence pour évaluer les motifs juridiques de leur détention.
La majorité de la Chambre a explicitement rejeté l’idée que la CPI était l’autorité compétente « de facto » pour décider de leur libération parce qu’elle avait gardé le « contrôle physique » des témoins. L’article 93 (7) (b) du Statut de Rome rejette sans ambiguïté une telle possibilité, a conclu la majorité. En effet, selon la majorité, permettre à la Cour de libérer des témoins détenus après une certaine période de temps dans le cadre d’un accord de coopération empiéterait sur le concept de souveraineté de l’Etat.
Selon la majorité la CPI n’est pas une Cour de droits de l’homme
La majorité a estimé que la seule façon concevable d’ordonner une remise en liberté serait de procéder d’abord à une analyse juridique minutieuse et rigoureuse de la légalité de leur détention par la RDC. Cela nécessiterait la divulgation d’informations émanant des autorités judiciaires congolaises, des témoignages et autres éléments de preuve pour déterminer si la détention était justifiée, a soutenu la majorité. La majorité de la Chambre de première instance a déclaré que si elle devait procéder à ce type d’analyse juridique, elle agirait effectivement comme un tribunal de droits de l’homme. La CPI n’a jamais eu vocation à jouer un tel rôle, selon la majorité, et le Statut de Rome n’impose pas à la Chambre de s’assurer que les États Parties à la CPI appliquent les droits de l’homme dans leurs systèmes juridiques nationaux.
La majorité a conclu que, bien que le Règlement de la CPI (article 192 (3)) permette à ces détenus de soulever des questions relatives à leur détention, il ne permet cependant pas au témoin détenu de demander sa libération. Dans ce cas, a fait remarquer la majorité, les témoins détenus ont demandé à la CPI d’examiner ce qu’ils considèrent comme leur détention arbitraire et d’ordonner leur remise en liberté. La majorité de la Chambre a toutefois estimé que les témoins devraient demander à la justice congolaise de procéder à un réexamen de leur détention. Si les autorités congolaises décident de mettre fin à leur détention, la CPI sera obligée de les libérer.
La majorité de la Chambre de la CPI a rejeté l’argument des témoins selon lequel faire une demande aux autorités congolaises les placerait sous la protection de la RDC et compromettrait donc leur demande d’asile néerlandais. La majorité a conclu que, vu les « circonstances très particulières de cette affaire », cet argument n’était pas fondé puisque les témoins n’ont pas nié que la CPI serait liée par une décision congolaise de remettre en liberté les témoins.
La majorité de la Chambre de la CPI a également déclaré qu’elle ne pouvait pas exclure la possibilité que les tribunaux néerlandais prennent des mesures pour libérer les témoins. Si les tribunaux néerlandais ont décidé que leur maintien en détention à la CPI constituait une violation de l’engagement néerlandais en matière de droit international de prendre des mesures pour protéger la liberté des personnes sur le territoire des Pays-Bas, alors la CPI devra les remettre en liberté, a fait remarquer la majorité.
La majorité a conclu qu’elle n’est pas compétente pour décider si les témoins détenus peuvent être remis en liberté. Même si c’était le cas, a fait remarquer la majorité de la Chambre, elle ne pouvait pas ordonner leur remise en liberté parce qu’ils ne pouvaient pas être libérés sur le sol néerlandais sans le consentement des néerlandais. Il appartient aux autorités néerlandaises de mener à terme leurs procédures d’asile, a ajouté la Chambre de première instance de la CPI, et de décider de leur sort.
Opinion divergente du Juge Van den Wyngaert
Mme Van den Wyngaert était en désaccord avec l’opinion de la majorité. Elle a estimé que la CPI est compétente pour traiter la demande de remise en liberté des témoins. Elle a noté que la Chambre de première instance avait déjà souligné que le tribunal ne pouvait pas indéfiniment maintenir les témoins en détention compte tenu de l’obligation de la Chambre à respecter les droits de l’homme figurant à l’article 21 (3). Elle a également rappelé l’insistance de la Chambre de première instance sur une résolution rapide des procédures d’asile néerlandais, qui selon la Chambre de première instance ne pouvaient causer de retard déraisonnable dans la détention des témoins.
Cependant, a soutenu Van den Wyngaert, en dépit de ces décisions antérieures, la majorité a changé de point de vue quant à la portée de l’article 21 (3). Maintenant, la majorité affirme que l’article 21 (3) ne fait que suspendre temporairement son obligation de retourner les témoins à la RDC afin de leur donner le droit de demander l’asile et respecter le droit de non-refoulement , a affirmé le juge Van den Wyngaert.
Mme Van den Wyngaert a noté que la majorité a fondé sa décision en grande partie sur la distinction entre « garde à vue » et « détention ». Comme indiqué plus haut, la majorité a estimé que les témoins sont légalement « détenus » par la RDC, mais ne sont qu’en « garde à vue » à la CPI parce que les Pays-Bas ne les ont pas encore placés en garde à vue en attendant leur demande d’asile. Mme Van den Wyngaert a trouvé cette distinction «artificielle ». Elle a fait valoir que, dès lors que la Chambre de première instance de la CPI a décidé de retarder le retour des témoins à la RDC, malgré les objections clairement exprimées de la RDC, la Chambre de première instance est devenue « coresponsable » du sort des témoins, même si cette décision ne crée pas de base juridique pour leur détention au Quartier Pénitentiaire de la CPI.
Le juge dissident a également contesté la façon dont la majorité a traité l’obligation qu’a la Chambre de respecter le droit international des droits humains. Selon Van den Wyngaert, la majorité a fait abstraction de son obligation de retourner les témoins afin de protéger leur droit à demander l’asile mais n’en a pas fait de même s’agissant de leur droit contre la détention arbitraire. Ces deux droits sont tout aussi fondamentaux, a soutenu le juge Van de Wyngaert. Cependant, la majorité en a fait un traitement inégal, a-t-elle ajouté. Elle a fait valoir que :
Cette inégalité de traitement est d’autant plus difficile à comprendre à la lumière du fait que ce serait exactement la même disposition légale – soit l’article 93 (7) du Statut , qui devrait être suspendue afin de donner effet à l’obligation qu’a la Chambre de respecter les droits humains fondamentaux. À cet égard, je me situe très loin de la proposition de la majorité selon laquelle la raison pour laquelle l’article 21 (3) a prévalu dans le premier cas mais pas dans le second c’est que l’ancien droit de l’homme, c’est-à-dire le droit de demander l’asile et l’interdiction de non-refoulement, est une norme de jus cogens à partir de laquelle aucune dérogation n’est autorisée. [ … ] L’ [a]rticle 21 (3) parle de « droits de l’homme internationalement reconnus » et n’est donc pas limité dans son application aux normes jus cogens ou « intangibles » (paragraphe 6).
En outre, selon elle, la majorité n’a pas réussi à expliquer les circonstances particulières de cette affaire qui créent une exception au droit à la liberté.
Mme Van den Wyngaert a fait valoir que la CPI ne respecte pas les droits des témoins et n’a trouvé « aucune consolation » dans l’argument selon lequel le tribunal viole leurs droits « au nom de la RDC » (paragraphe 7). Elle a fait valoir que la majorité n’avait pas réussi à équilibrer ses obligations à la fois à l’égard des témoins et à l’égard de la RDC, et a plutôt fait montre d’une « déférence totale » envers la souveraineté de l’Etat de la RDC. Cette position, selon elle, compromet le droit international des droits de l’homme et la protection qu’elle assure aux individus contre les pouvoirs de l’État. Elle a estimé que l’appel lancé par la majorité aux témoins pour qu’ils demandent un réexamen de leur détention par les autorités de la RDC était « totalement déplacé », étant donné que « c’est précisément de ces mêmes autorités que les témoins détenus cherchent à se protéger » (paragraphe 8).
Selon Van den Wyngaert, la position de la majorité crée un dilemme pour les témoins. Elle a fait remarquer qu’ils doivent maintenant choisir entre mettre en danger leur demande d’asile en portant leurs réclamations en matière de détention devant la RDC, et renoncer à leur droit à un réexamen de leur détention afin de protéger leur demande d’asile. Le juge dissident s’est également élevé contre l’idée de la majorité selon laquelle les fonctionnaires néerlandais pourraient jouer un rôle dans la protection du droit des témoins à la liberté. Elle a fait valoir que, selon le raisonnement de la majorité, il n’y aurait pas d’obligation légale pour la CPI de se conformer à un ordre de remise en liberté des témoins venant des autorités néerlandaises.
La Chambre est compétente pour statuer sur la demande des témoins pour une libération immédiate, a soutenu le juge dissident. Bien qu’il existe une base juridique pour leur détention par la CPI, l’article 93 (7) du Statut de Rome, leur maintien en détention est arbitraire, a-t-elle dit. Mme Van den Wyngaert a fait valoir qu’on ne savait pas combien de temps ils seront détenus en raison de la lenteur et de l’imprévisibilité des procédures d’asile néerlandaises. Parce que leur détention est arbitraire en vertu du droit international des droits humains, ils doivent être immédiatement libérés du Quartier Pénitentiaire de la CPI, a-t-elle conclu. Il y a des bases territoriales, juridictionnelles et substantielles liant les témoins aux Pays-Bas qui justifient qu’ils soient remis aux autorités néerlandaises, a déclaré le juge Van den Wyngaert. Elle a conclu qu’elle aurait ordonné au Greffier de transférer les témoins aux autorités néerlandaises « avec la compréhension claire que, si leur demande d’asile devait être définitivement rejetée et qu’aucun obstacle de non-refoulement n’existe, le [CPI] assumera la responsabilité de leur retour en RDC » (§ 25).
Les témoins ont fait appel de cette décision.